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"12 Years a Slave" (Chronique)

  • Guillaume Brunet
  • 23 janv. 2014
  • 10 min de lecture

L'esclavage par le prisme de la séquestration Solomon Northup, un jeune violoniste noir, vit avec sa famille à New York en 1841. Nous sommes bien après l'abolition de l'esclavage dans les états du Nord, mais avant l'adoption du 13ème amendement par le Parlement d'Abraham Lincoln. Les Etats-Unis sont clairement divisés entre un Nord abolitionniste et un Sud esclavagiste. Solomon est né libre dans cette Amérique ségregationniste. Un jour, alors qu'il est guidé à Washington par deux musiciens comme lui pour y donner un concert, et après avoir été enivré par ses deux "acolytes", il est vendu sur le marché illégal des esclaves.

Son réveil brutal l'amène sur une longue route cauchemardesque qui commence par un acte de torture, lui rappelant son anonymat et sa perte de liberté. S'ensuit un parcours chaotique en bateau vers le Sud, où il sera vendu à un riche propriétaire terrien (pas le pire de tous). A partir ce ce moment, Solomon Northup n'est plus Solomon Northup et devient simplement Platt. Assigné à diverses tâches de maçonnerie et autres, il se met à dos le "maître" d'oeuvre de la propriété dont les capacités intellectuelles sont bien inférieures aux siennes. Après s'être rebellé contre son "maître" injuste et ignare, il sera pendu mais finalement épargné par l'homme de main de son acheteur initial. Il survit miraculeusement.

Solomon finira par être cédé à un redoutable propriétaire terrien cette fois-ci, Edwin Epps, qui l'exploitera dans les champs de coton sous le fouet et les pires humiliations. Malgré ses tentatives vaines pour rentrer en contact avec sa famille, Solomon restera sous le joug de son tortionnaire de longues années et rencontrera sur sa route la belle Patsey. Esclave comme lui, cette superbe femme est convoitée par le frustré Epps qui l'humilie et lui inflige les pires châtiments. L'enfer de Solomon continue.

Une rencontre avec un abolitionniste canadien changera le cours de son destin.

La liberté est le bien le plus précieux que nous possédions , d'autant plus lorsque nous faisons l'expérience de sa perte. Tel pourrait être la principale interprétation de 12 years a slave. A travers ce film, c'est une autre approche qui nous est proposée de celle employée par Quentin Tarantino l'année dernière. Le génial cinéaste palmé choisissait de présenter l'horreur de l´esclavage en toile de fond d'une tout autre intrigue (Django Unchained, 2013) ; ou encore la vision de Steven Spielberg développée dans son Lincoln (2013) et même dans son plus ancien Amistad (1997). Spielberg ayant choisi de montrer l'esclavage, au delà de son inhumanité, en tant qu'aberration juridique, philosophique et idéologique.

"La mise en scène de Steve McQueen est sobre et limpide, toutes ses intentions sont claires et maîtrisées."

Ici, tout est clair dès les premières minutes du film. Il ne s'agit pas de tourner autour du sujet ou de l'emprunter par des voies détournées. Le réalisateur anglais Steve McQueen ( Hunger, Shame ) a réalisé le film référence sur cette période noire de l'Histoire de l'humanité. Tout dans son film respire la monstruosité de ce système infernal, dans ce qu'elle montre et dans ce qu'elle suggère, en insistant sur la destruction des corps, le meurtre des âmes, au nom d'une prétendue propriété. Venu d'un autre continent que celui qu'il décrit, le réalisateur s'empare avec passion de ce sujet qui lui tient à coeur. Lui-même descendant d'esclave, son angle de vue est moins de dresser un panorama manichéen du phénomène que de l'aborder par le prisme du vol, de celui de l'erreur et de l'imposture. Solomon Northup n'est pas né esclave. Il est issu d'un milieu plutôt favorisé et il n'a pas les réflexes de l'individu brimé dans ses repères sociaux et humains. Il désarçonne donc, tout au long du film, par son talent et son intelligence, les différents "maîtres" ou esclavagistes se mettant sur son chemin. C'est aussi le thème central du film : nos talents et nos acquis, dans cet univers chaotique, ne jouent pas en faveur des esclaves mais bien au contraire leur ouvrent la voie vers les pires aspirations (la symbolique du violon détruit en est la parfaite illustration, Patsey est récompensée pour son bon travail par une torture ignoble).

L'acquis supplante l'inné et ne pas naître esclave lui a donc fondé une identité, basée sur la passion pour la musique tout d'abord, mais aussi un métier, une expérience de travail et une famille saine. Le kidnapping qu'il va subir va lui faire perdre tout cela, en l'espace d'une nuit. Par cette histoire et ce regard d'auteur, McQueen décrit parfaitement l'absurdité de l'esclavage, avant tout comme un vol fait à un autre continent (l'Afrique, jamais mentionnée mais au coeur de tous les débats) au service d'un homme blanc dominateur dont les concepts de propriété sont très éloignés de ceux des Lumières un siècle avant. Cette marchandisation criminelle des corps est d'autant plus abjecte qu'en 1840, la traite négrière venue d'Afrique n'est plus pratiquée aux Etats-Unis. La "propriété" des forts n'a pourtant pas disparu et l'histoire de Solomon Northup est celle d'une séquestration par une région du Sud aux dépens d'un Nord progressiste. Puisqu'il n'est pas question d'Afrique, soulignons que le film est une critique de la société américaine de cette époque. L'illégalité dans son sens juridique et moral est le centre du propos de 12 years a slave. En filigrane, le cinéaste nous fait réfléchir sur la perte d'une liberté si chèrement acquise, en vue de la retrouver après un interminable cauchemar. La mise en scène de Steve McQueen est sobre et limpide, toutes ses intentions sont claires et maîtrisées. Ses choix de longs plans fixes de quelques minutes sont étudiés minutieusement et rappelle des procédés déjà utilisés dans ses précédents films. Lors du long plan fixe de Solomon pendu à l'arbre, McQueen nous montre, en plus de la souffrance du personnage, l'indifférence globale envers son individualité. Les enfants continuent de jouer derrière lui, les propriétaires de le regarder avec cette même indifférence. Cette prouesse cinématographique est un exemple à étudier dans les écoles de cinéma sur la notion d'angle et de point de vue, puisque tour à tour, pendant la pendaison, nous avons le champ derrière le personnage, le son des insectes grouillant dans ce Sud pouilleux ; puis, la caméra change d'axe pour nous montrer la maison des propriétaires qui regardent la torture sans jamais la partager, comme l'on regarderait un ruisseau couler inexorablement. La musique du toujours génial Hans Zimmer revient hanter nos mémoires encore de longues heures après la séance. Un simple thème, qui magnifie la mise en scène du réalisateur anglais et accentue notre identification au personnage (dès les premières minutes du film).

"12 years a slave nous fait regarder en nous, sur ce qui nous fonde, contempler l'inhumanité qui peut si facilement émerger des simples détresses ou frustrations."

Au milieu de ce chaos, des personnages se distinguent. Et des acteurs, de si grands acteurs. Solomon d'abord (incarné par le très certainement futur oscarisé Chiwetel Ejiofor , si Di Caprio n'est pas récompensé pour l'ensemble de son oeuvre). Tout sonne juste en lui, du moindre regard de peur à celui d'espoir déchu, la prise de conscience progressive de son état non naturel est glaçante. Le long plan fixe de 2 minutes sur la décomposition du visage après un énième désespoir n'est pas sans rappeler le final d'Un Après Midi de Chien où Al Pacino nous laissait entrevoir son génie de langage non verbal. Pas de doutes, nous sommes dans la cour des grands. Le spectateur se souviendra longtemps de cette scène où le chant de Gospel Roll Jordan Roll s'impose de lui-même, devant les tombes des victimes, presque comme une évidence forcée. Les larmes de notre héros coulent et les nôtres avec lui. Viennent ensuite les personnages secondaires, magistralement dirigés par l'esthète McQueen. En premier lieu le personnage d'Edwin Epps (incarné par un Michael Fassbender au sommet de son art). Ce propriétaire terrien sudiste est terrifiant jusque dans le moindre soupir prononcé ou froncement de sourcil. Tout est dangereux en lui et inattendu. Sa détresse maquillée en frustration ne fait que renforcer la dangerosité du personnage ( son rapport complexe avec Patsey notamment). Ajoutée à cela un certain intégrisme et de "saines" écritures suivies à la lettre, rapportant le nombre de coups de fouets imposés en cas de mauvais résultats quotidiens suite aux récoltes de coton. L'abjection du personnage atteint un sommet insoupçonné lors de la fameuse scène de la torture envers la belle Patsey. Ici, McQueen nous confronte au comble de l'horreur, du rapport de domination illégal de l'oppresseur vis à vis de l'opprimé. Lorsqu'il demande à Solomon d'effectuer la basse besogne de torture, non seulement il blesse dans la chair, mais il lui inflige surtout son mal incarné. Comme un virus propagé et qu'on lui aurait inejecté de force. L'esclave humilié dans son corps et son âme doit, lui aussi, propager le mal. Cette démonstration brillantissime du réalisateur anglais est la preuve que tous les films précédents sur le sujet n'étaient pas allés assez loin dans l'analyse de ce crime contre l'humanité. La jouissance de Epps est de voir Solomon torturer Patsey, à son idéologie suprématiste se succède sa frustration sexuelle. Fassbender n'a jamais été aussi grand (sauf peut être dans le Shame du même McQueen). Le dégoût qu'inspire ce personnage si difficile à incarner est également renforcé par les bruits de cochons incessants de son jardin. Le travail sur le son au moment des coups de fouets où alternent les cris et les bruits animaux n'est certainement pas anodin. Le porc de 12 years a slave, c'est Edwin Epps.

A noter également la présence de seconds rôles très intéressants tels que celui du personnage incarné par l'excellent acteur Paul Dano ( Prisoners, Ruby Sparks), dont la frustration et la violence sont révélées par sa faiblesse intellectuelle et ses chansons racistes bien plus brutales que de simples coups de poings. La violence dans 12 years a slave est loin de n'être que physique. La séparation des enfants de leur mère dans la maison victorienne, ou la passivité ambiante lorsque la vie de Solomon, pendu, ne tient plus qu'à quelques centimètres, sont autant de scènes plus violentes que les nombreux châtiments corporels infligés dans le film. Rien ne nous est épargné, et évidemment cela n'était pas le but de Steve McQueen de nous faire cadeau de quoi que ce soit. 12 years a slave nous fait regarder en nous, sur ce qui nous fonde, contempler l'inhumanité qui peut si facilement émerger des simples détresses ou frustrations. Sans rien excuser, le réalisateur explore cet aspect là.

Il faudra que le héros croise dans son odyssée cauchemardesque, le chemin d'un limitrophe canadien abolitionniste à des années lumières du dogme maléfique imposé par Epps, pour enfin envisager une porte de sortie. Ce personnage est celui de Bass, incarné par Brad Pitt (producteur du film avec Bill Polhad, la même équipe que celle de Tree Of Life) celui là même qui écrira cette lettre maintes fois rêvée par Solomon mais toujours empêchée. Les scènes de confrontation idéologiques entre Epps et Bass sont d'anthologie et l'ultime phrase prononcée par le philosophe mettra un point final au cauchemar. Un ultime hommage avant de mettre fin au Kidnapping, avant de terminer cette imposture : "J'écrirai cette lettre non seulement par plaisir, mais aussi par devoir".

"Le Majordome" VS "12 years a slave" : une brève analyse sémiologique

En ces temps de remise de statuettes dorées, je n'ai pu m'empêcher d'être interpelé par les deux affiches des filmsLe Majordome (Lee Daniels, 2013) et celle de 12 years a slave avant mon entrée dans la salle (les deux étant affichées côte à côte). Le film sur le gentil serviteur de maison a fait pleurer Obama mais n'a pas recueilli de nominations aux oscars (ou très peu) tandis que l'autre est nominé dans presque toutes les catégories. Sans pour autant descendre le film honnête avec Forest Whitaker qui possède d'indéniables qualités, j'aimerais néanmoins me livrer à un rapide exercice sémiologique de comparaison des deux posters , et par extension des deux longs métrages. Pour encore mieux souligner la qualité de 12 years a slave.

- Tout d'abord, il est frappant de voir la même posture de profil des deux personnages principaux, mais dans différnets mouvements. L'un étant immobile l'autre en train de courir pour s'échapper. L'un ne montrant que très peu son corps, l'autre en fuite et montrant ses mains L'un habillé en costume, l'autre en vulgaire chemise déchirée. L'un dans l'ombre l'autre dans la Lumière.

- Ensuite, en poussant légèrement la réflexion, il est intéressant de voir les attributs académiques de la première affiche et la simplicité de l'autre dans sa conception. L'une possède le drapeaux américain, la sémiologie classique à la gloire de l'Amérique (ce qui est tout à fait normal au regard de l'angle choisi dans Le Majordome) et l'autre beaucoup plus pure, et dénuée de lourds artifices.

Si je souligne ces différences, c'est évidemment pour mieux éclairer les démarches opposées des deux films, les deux étant louables. Si le Majordome est un film bien écrit et construit, un cours d'Histoire américaine (pour réviser ce que l'on sait déjà) , 12 years a slave est un film sur la sauvagerie dont le peuple noir a été victime au cours des siècles précédents. Steve McQueen dans une interview avait expliqué "ne rien vouloir nous épargner" (interview disponible plus bas dans le blog). Son affiche renforce ce propos en montrant un personnage apeuré, en fuite, et très certainement torturé. 12 years a slave est la souffrance brute, sans concessions. La souffrance montrée par l'excellence dans chaque plan, chaque intention des personnages. Son affiche est à l'image de son film, la fuite salvatrice du personnage principale et sa quête de Liberté perdue. Tandis que l'autre, celle du Majordome, souligne la posture statique, presque conservatrice du personnage principal, qui souhaite juste se faire bien voir par son travail. En cela, nous pourrions dire que l'un des films est en rupture et libertarien alors que l'autre est un film académique et finalement plutôt conservateur.

La démarche de Lee Daniels ( autre cinéaste noir) est opposée dans le sens où le personnage suit un parcours méritocratique basé sur la force du labeur, ce qui a dû beaucoup plaire à Obama, lui même avant tout étudiant brillant de Harvard et soumis actuellement à des lobbys financiers sans lesquels il n'aurait pu accéder au pouvoir, et dont il comprend très bien les enjeux. Le Majordome ne nous montre pas un personnage en rupture, mais une énième représentation de studio voulue par les studios. Le film est agréable à regarder mais ne nous interroge pas en profondeur comme le fait chaque seconde de 12 years a slave. Le parcours historique teintée de "l'histoire de l'amérique pour les nuls" ne parvient jamais à atteindre le propos de Steve McQueen. Certes, les films n'ont pas les mêmes sujets et mêmes portées, néanmoins ils partent tous deux de personnages brimés (à un siècle d'écart) en quête de Liberté. Perdue pour l'un, passant par la reconnaissance professionnelle pour l'autre. Disons que l'académisme du Majordome n'est pas aussi évocateur que la brutalité de 12 years a Slave qui révèle le sens plus qu'il ne le martèle. Il est réconfortant de voir que les studios n'auront pas eu raison de la puissance de démonstration des "aventures" cauchemardesques de Solomon Northup.

Retrouvez l'interview passionnante de Steve McQueen dans l'émission "La Grande Table" (21/01/2013) Ecoutez le podcast

par Guillaume Brunet.

12 Years a Slave Genre : Drame Historique

Réalisation : Steve McQueen Production : New Line Cinéma Avec : Chiwetel Ejiofor, Michael Fassbender, Benedict Cumberbatch...

Année : 2014 Origine : Etats-Unis Durée : 134 min

 
 
 

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