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American Sniper (le POUR et le CONTRE)

  • Guillaume Brunet
  • 26 févr. 2015
  • 26 min de lecture

POUR - "American Sniper", tout est dans le titre

Une fois n’est pas coutume, l’immense Clint Eastwood a visé juste. Si les nombreuses polémiques qui entourent la sortie de son nouveau film peuvent aujourd’hui interpeller le spectateur, elles sont en mon sens insuffisantes pour masquer l’implacable portrait de l’Amérique désenchantée dépeint par son réalisateur qui ne cesse de nous étonner de film en film. Car en effet American Sniper s’appréhende à l’aune de l’entière filmographie de Clint Eastwood qui est avant tout un portraitiste plus qu’un artisan de l’abstrait. Le film raconte l’histoire de Chris Kyle, le plus célèbre tireur d'élite des Navy SEAL, la principale force spéciale de la marine de guerre des États-Unis (US Navy) qui est envoyée en Irak pour protéger les Marines lors de leurs opérations sur le terrain. Alors que sa précision chirurgicale sauve d'innombrables vies humaines sur le champ de bataille, les récits de ses exploits se multiplient, ce qui lui vaut alors le surnom de « La Légende ». Cependant, sa réputation se propage au-delà des lignes ennemies, si bien que sa tête est mise à prix et qu'il devient une cible privilégiée des insurgés. Malgré le danger, et l'angoisse dans laquelle vit sa famille, Chris participe à quatre batailles décisives parmi les plus terribles de la guerre en Irak, s'imposant ainsi comme l'incarnation vivante de la devise des SEAL : « Pas de quartier ! ». Mais en rentrant au pays, Chris prend conscience qu'il ne parvient pas à retrouver une vie normale.

"c’est bien la première fois qu’un film glorifie son personnage principal pour le dénoncer non pas du point de vue de ce qu’il représente mais pour ce qu’il est devenu."

Analyse d’un film qui ne traite ni des religions, ni des origines politiques du conflit irakien mais qui dénonce les traumatismes laissés par la guerre sur l’homme. Ces traces causées par les choix prédéterminés, et dit rationnels, que l’on ne peut effacer, et puis la lutte avec soi-même qui s’ensuit. On m’opposera que cela a déjà été vu soixante-dix fois au cinéma. Pourtant, je tâcherai de répondre que c’est bien la première fois qu’un film glorifie son personnage principal pour le dénoncer non pas du point de vue de ce qu’il représente mais pour ce qu’il est devenu.

Le poids du déterminisme social et le libre-arbitre

A bien des égards, on pourrait voir dans American Sniper l’exact contrepied au précédent diptyque du réalisateur « Flags of Our Fathers / Letters from Iwo Jima », films sortis à un an d’intervalle proposant à la fois une vision américaine et japonaise du conflit opposant les deux pays durant la célèbre bataille d’Iwo Jima. Cette fois-ci, la confrontation de points de vue a disparu, le sujet de Clint Eastwood est ici « son » Amérique violente, celle qui tire sur des enfants et s’explique de manière rationnelle puisque de toute façon Chris Kyle ne cherche qu’à « protéger ses frères », ce dernier allant même jusqu’à confesser à son psychiatre qu’il est prêt à en répondre devant son « créateur ». Ces références religieuses sont très révélatrices du choix de Clint Eastwood de ne traiter la religion que sous l’angle du déterminisme social des personnages. Le film commence sur l’appel Allah Akbar du muezzin qui est écrasé par le bruit assourdissant des chars qui débarquent. S’ensuit l’enfance de Chris Kyle par l’intermédiaire d’un court flashback qui montre la traditionnelle famille puritaine se rendant à la messe le dimanche mais où l’on y voit alors un enfant peu attentif, dissipé, qui taquine son frère, et qui se retrouve là par pure obligation familiale et non par choix ; « se sentir obligé » parce que le déterminisme est plus fort que le libre-arbitre, là est le propos de Clint Eastwood. Les références religieuses sont ainsi des éléments de contexte pour imager une situation ou pour caractériser un déterminisme fort. C’est ici que le débat sur la religion s’arrête en mon sens.

Le déterminisme social, théorisé par le père de la sociologie moderne Emile Durkheim, formule l'hypothèse de la primauté de la Société et donc des interactions sociales, sur les comportements individuels. Ce déterminisme social est très présent dans le cinéma de Clint Eastwood. Rappelons Mystic River où le personnage de Sean Penn est aveuglé par les choix qui sont réalisés autour de lui et qui le conduisent même à tuer son meilleur ami d’enfance, persuadé que celui-ci a justement fait le mauvais choix. Le pauvre Dave Boyle n’avait pourtant pas choisi d’être kidnappé enfant, il est rattrapé par son enfance qu’il n’a finalement jamais quitté, c’est son déterminisme à lui.

Le propos d’American Sniper, comme celui de Gran Torino, Million Dollar Baby ou encore A Perfect World, est l’influence, voire la soumission, du milieu où l’individu nait, où il se construit, dont l’éducation religieuse est une composante, essentielle peut être, sans doute même, mais certainement pas unique. Ce film traite du choix des hommes qui est conditionné par les évènements qu’ils traversent, et non pas leur spiritualité. Une séquence illustre parfaitement ce propos. Il s‘agit de celle où Chris Kyle découvre en direct à la télévision avec sa femme l’attentat du 11 septembre 2001. Cette scène, en échos à celle où Chris découvre avec son frère des années plus tôt les attentats qui se sont déroulés devant l’ambassade des Etats-Unis au Pakistan, illustre et explique le patriotisme du personnage principal. L’attentat du 11 septembre sera le pilier de son engagement militaire. La défense de la patrie avant toute chose. Avant lui-même. Rappelons que Chris Kyle est un homme honnête qui n’accepte pas la tromperie de sa première petite amie, dont le frère cadet est en retrait dans la famille Kyle, toujours dans l’ombre de Chris ce qui conduit d’ailleurs Clint Eastwood à effacer petit à petit le jeune frère du récit pour placer de manière subtile la substitution du frère de sang par les frères d’adoption, à savoir les frères d’arme. Ce déterminisme est également très présent parmi les rares personnages irakiens du film. A titre d’exemple, l’homme qui invite les soldats américains à diner sait pertinemment qu’il cache des armes sous son sol parce qu’on l’a probablement forcé à le faire, cet homme doit vivre dans un environnement hostile et ne devient jamais maître de ses choix. Le parallélisme avec le sniper Mustapha est lui aussi saisissant car les deux snipers suivent la même logique : tirer pour protéger. La protection de l’idéologie par l’arme est alors mise en lumière par le réalisateur sans ne jamais livrer une quelconque opinion sur ce choix. Car dans toute guerre, la place laissée au libre-arbitre est infime. Clint Eastwood nous le rappelle dans toutes les scènes de conflit. En témoigne l’extraordinaire scène ou Chris Kyle se supplie à lui-même que l’enfant qu’il a en ligne de mire ne ramasse pas le lance-roquette, cette même arme qui sera finalement lâchée au dernier moment par l’enfant, le sniper poussant alors un « ouf » de soulagement dans un dernier élan d’humanité. Mais Chris Kyle n’est sauvé que partiellement par son libre-arbitre, car il attend au dernier moment avant de tirer, puisque c’est finalement l’enfant qui décide par lui-même de fuir. Dans une guerre, les choix du soldat sont écrasés par le poids des obligations dites morales, et qui sont en réalité celles insufflées par le corps de l’armée, la hiérarchie, la morale des « sachants ».

A contrario, on retrouve en droit la théorie dite de la « baïonnette intelligente » qui condamne l'obéissance à un ordre manifestement illégal. La formulation évoque la situation du soldat (la baïonnette) qui doit refuser d'exécuter un ordre manifestement illégal (car même l'engagement militaire ne saurait faire disparaître la conscience - l'intelligence - de ses actes). Une scène cruciale du film The Thin Red Line de Terrence Malick où le capitaine Staros refuse d’envoyer ses hommes « à une mort certaine » et désobéit à sa hiérarchie illustre parfaitement cette théorie. Dans American Sniper, il n’en est rien. Les choix de Chris Kyle sont instinctifs et définitifs, la théorie évoquée n’a aucunement sa place car toute situation susceptible de mettre en péril un « frère » est une situation où le sniper doit intervenir, peu important finalement qui se trouve en ligne de mire. C’est froid, c’est implacable, cela dérange le spectateur mais c’est le but poursuivi par le cinéaste car Clint Eastwood reconnait lui-même qu’ « il n’y a pas de guerre juste »[1]. Il y a des choix à faire, et par conséquent un espace infime laissé au libre-arbitre puisque celui est conditionné par la force des évènements.

L’Amérique glorifiée, l’Amérique désenchantée

Disons-le tout de suite, American Sniper n’est pas un film de propagande hollywoodienne. Il se démarque justement d’une longue série de films qui traitent, par un effet de mode froid, des nombreux conflits contemporains où les Etats-Unis sont impliqués pour leur interventionnisme tels que The Hurt Locker de Kathryn Bigelow, Black Hawk Down de Ridley Scott ou encore Tears of the Sun de Antoine Fuqua, ou pour leur positionnement en réaction à un évènement qui les touche directement tels que World Trade center d’Oliver Stone ou encore Zéro Dark Thirty de Kathryn Bigelow. Des films beaucoup plus réfléchis traitent également de la politique militariste américaine sous un angle critique tels que Syriana de Stephen Gaghan ou Charlie Wilson’s war de Mike Nichols. En revanche, le nouveau film de Clint Eastwood ne propose rien sur le sujet de l’intervention américaine en Irak. Attention, ne pas traiter la question ne signifie pas ne pas prendre parti. En effet, Clint Eastwood choisit plutôt de présenter la glorification, par l’armée et non par la société, du plus redoutable sniper de l’histoire de l’armée américaine pour mieux s’interroger justement sur l’instrumentalisation des icônes héroïques au détriment des impacts de cette même instrumentalisation sur l’humanité des soldats et leur place au sein de la société. Clint Eastwood questionne sur le rôle au sein de la société américaine de ces néo vétérans d’une guerre provoquée qui tarde à se terminer. En d’autres termes, le cinéaste se sert de la propagande pour illustrer cette incompréhension entre la société et l’armée, mais en aucun cas il ne la sert. Les nombreuses scènes d’absence de communication avec son épouse qui ne reconnait plus l’humanité de son mari et l’implore de lui revenir, la décomposition du frère qui « les emmerde tous » et où Chris feint de ne pas entendre le propos, le regard de l’épouse à la fin sont autant de scènes révélatrices de la réelle position du cinéaste. Incompréhension mais jamais confusion. Clint Eastwood, dans la droite ligne de son diptyque ou de Gran Torino, questionne la société américaine en pointant du doigt son identité qui se déconstruit au fil des guerres successives. Rappelons que dans Flag of our Fathers, le cinéaste déconstruit le mythe de la célèbre photographie prise du drapeau planté par une patrouille de Marines sur le mont Suribachi lors de la bataille d’Iwo Jima afin justement d’interpeller le spectateur américain sur le sens même de son histoire telle qu’imagée (imaginée ?) par lui.

Clint Eastwood refuse que la société américaine puisse se bâtir sur un mensonge, il est trop honnête pour cela, préférant même mourir pour protéger le plus faible, comme à la fin de Gran Torino où il décide de se sacrifier plutôt que de subir le déclin d’une société devenue incontrôlable. Car dans American Sniper il s’agit également d’absence de contrôle. A aucun moment Chris Kyle est maître des évènements, il doit se contenter à répondre à une simple option : tirer ou ne pas tirer. Tuer, mais tuer dans quel but ?

La position du cinéaste, comme toujours, se comprend à travers la structure de son récit qui se construit en trois étapes. Une première période de franche camaraderie où Chris Kyle passe de la violence de son Texas natal à celle de son entrainement dans l’armée qui finit en apothéose par la rencontre, puis le mariage, avec la divine Sienna Miller. Cette première étape dans le récit pose les jalons de la glorification du personnage principal qui franchit un à un tous les obstacles et relève avec succès tous les défis qui se présentent à lui. Cette première étape est très importante car elle est l’exposition d’une glorification annoncée qui présente un Chris Kyle touchant, presque vulnérable.

S’ensuit la deuxième étape du récit, la plus longue, qui comprend en réalité quatre sous-étapes qui correspondent aux quatre opérations des SEALS en Irak. Cette fois-ci Chris Kyle ne relève pas les défis mais les affronte de face dans des scènes de guerre filmées avec une maitrise époustouflante. Cette seconde étape du récit est la mise en lumière du processus de glorification de Chris Kyle dont le parallélisme avec le personnage Mustapha, sniper des insurgés, est intelligent à plus d’un titre. En effet cette présentation donnée nous interroge. Et si finalement les deux snipers étaient en réalité les deux mêmes personnes habitées par un même instinct de protection maquillé sous le terme de « mission » ? Clint Eastwood ne présente pas les tortures perpétrées par les soldats américains sur les irakiens alors qu’il rend insupportables pour le spectateur les scènes de torture par les insurgés irakiens sur leur population. Mais nous reviendrons plus bas sur ce choix.

Enfin, la dernière étape du récit, la plus courte, qui intervient après une longue scène magistrale où Chris Kyle choisit de tuer Mustapha (toujours cette notion de « choix » qui prédomine) en mettant ainsi en danger ses partenaires qui se font alors repérer, présente le retour de l’icône chez lui. La scène de l’embuscade est saisissante car Chris, tout proche de la mort, communique pour la première fois depuis longtemps avec sa femme en lui témoignant son souhait de rentrer au pays. La scène se finit dans une tempête de sable, une balle dans la jambe, et finalement une main tendue au dernier moment qui le sauve. Le souffle, surtout celui du spectateur, est alors coupé. Le retour au pays est douloureux, Chris Kyle ne sait plus qui il est et prend son temps avant de rentrer chez lui en cachant sa présence sur le sol américain à son épouse. Il doit faire face, seul, tout seul, au désenchantement.

L’horreur de la guerre : la mort au combat avec soi-même

Michel Ciment, lors d’une interview sur le site de TCM à propos du cinéma de guerre s’interroge sur ce genre en ces termes « le problème majeur du cinéma de guerre est qu’il difficile d’éviter l’identification du spectateur, la fonction vicariante : ne pas donner au spectateur l’envie de tuer, faire de la distanciation, c’est le véritable défi »[2]. Avec American Sniper, Clint Eastwood va à l’encontre de ce « défi ». Bien sûr, le spectateur ne souhaite pas voir mourir à l’écran Chris Kyle, mais qu’en est-il alors de Mustapha ? En ce sens, le film dérange. L’empathie pour le personnage principal, pierre angulaire du récit d’American Sniper, est grande. Mais elle est nécessaire car cette même empathie sert le propos de Clint Eastwood qui l’utilise pour nous interpeller sur le sort réservé au « héros » tel qu’imagé et conçu dans notre esprit. Ce film piège ainsi le spectateur en ce qu’il s’identifie au personnage principal qui sera finalement déconstruit à la fin du récit. Néanmoins, Clint Eastwood ne fait pas pour autant l’apologie de la guerre dans son film car les scènes de guerre, filmées au cœur de l’action et proches du documentaire, placent à chaque fois les militaires face à leur responsabilité. Aussi, il convient de garder à l’esprit que le cinéaste nous questionne avant tout sur ce personnage. Une anecdote révélée dans un entretien par le cinéaste[3] nous éclaire sur celui-ci.

"Clint Eastwood préfère montrer un soldat américain tuer un enfant plutôt que les tortures proférées par l’armée américaine sur les insurgés irakiens."

Clint Eastwood y confie que lorsqu’il a lu l’autobiographie de Chris Kyle pour la première fois, il s’est rendu compte que seule la femme tenant la grenade au début du film, et qui est tuée par Chris Kyle, est mentionnée dans l’ouvrage. Il s’est alors demandé ce qu’il en est de l’enfant. Après de multiples vérifications corroborées par l’armée, il est finalement indiqué à Clint Eastwood que l’enfant a lui aussi été tué par Chris Kyle. Le cinéaste n’hésite alors pas une seule seconde à le montrer à l’écran. Clint Eastwood préfère montrer un soldat américain tuer un enfant plutôt que les tortures proférées par l’armée américaine sur les insurgés irakiens. Ce choix témoigne de la volonté de Clint Eastwood de nous dresser le portrait d’un homme qui n’hésite pas à tuer femme ou enfant afin de nous questionner sur notre propre identification avec le personnage : et vous de cet enfant qu’en feriez-vous ?

Mais cette ambiguïté permanente peut laisser le spectateur dans l’embarras car il saisit scène après scène l’impact de l’horreur de la guerre sur le personnage principal qui nous entraîne dans sa fratrie tout en nous imposant d’en sortir avec lui à la fin. Chris Kyle est dépassé par la guerre, il n’a aucun contrôle sur elle et, si ses motivations ne lui sont pas imposées, les évènements, la force des choses, eux le sont. Cette transition entre le soldat qui gère à la perfection ses entrainements mais perd petit à petit le contrôle des évènements est la volonté affichée du cinéaste d’amorcer la déconstruction du mythe, celui du « héros américain modèle ». Chris Kyle sera tué par un vétéran souffrant de stress post-traumatique alors même qu’il choisit de consacrer le reste de sa vie à aider les blessés de la guerre. Le soldat Chris Kyle n’est donc jamais vraiment revenu du « terrain » et attend patiemment de répondre de chacun de ses actes devant le « créateur ». Mais la société ne l’aide pas à résoudre ses conflits intérieurs, qui ne sont pas les meurtres de 160 personnes perpétrés en tant que sniper pendant la guerre, mais le fait de ne pas avoir pu sauver « ses » frères de la mort. Chris Kyle ne perd finalement qu’un seul combat, le sien, celui qu’il livre avec lui-même. Si petit à petit sa famille disparait du récit, laissant une seule place aux frères d’armes, c’est pour mieux confronter le personnage à ses tourments qu’il ne pourra jamais régler. Il est vrai que l’isolement des vétérans de la guerre a déjà été traité dans de nombreux films tels que Born on the Fourth of July d’Oliver Stone ou The Deer Hunter de Michael Cimino, mais dans American Sniper le personnage principal est glorifié tout au long du film ce qui n’est pas le cas des deux films cités. Prenons également l’exemple de Rambo (First Blood de David Morrell) qui participe de la même démarche. Dans Rambo, Sylvester Stallone y incarne un vétéran de la guerre du Vietnam qui se fait pourchasser à tort par un shérif d’une petite ville. A aucun moment Rambo y est décrit comme un héros de la guerre, il n’est jamais glorifié. C’est en cela qu’American Sniper va plus loin. Clint Eastwood se sert précisément de la glorification de Chris Kyle pour interroger le peuple américain afin de leur montrer que même « leur » héros contemporain peut être détruit si la société reste sourde aux souffrances de ses soldats revenus de la guerre.

American Sniper est donc un film profondément américain en ce qu’il se focalise sur les tourments de ses propres soldats, de son armée. Le sujet du film est « l’Amérique et sa gestion de la guerre » et non le « conflit irakien ». A ce titre, on ne saurait reprocher en mon sens à Clint Eastwood l’absence de point de vue irakien car il a de toute manière déjà utilisé ce procédé avec Iwo Jima. Le filme traite de manière subtile le patriotisme qui confine à l’aveuglement d’un héros qui finira détruit par le pays qu’il a toujours défendu. Le film se ferme magistralement sur le thème funéraire composé par Ennio Morricone pour Le Retour de Ringo de Duccio Tessari, ce qui n’est pas anodin. Le clairon sonne au loin avec les images d’une Amérique qui agite les drapeaux après l’annonce de la mort du soldat Chris Kyle. Cette marche funèbre tout droit sortie d’un western ancre définitivement le film sur une réflexion de l’Amérique développée par un américain et pour le peuple américain.

"Clint Eastwood (...) n’est pas seulement l’un des « derniers géants », il est également l’un des derniers humanistes du 7ème art."

Clint Eastwood, l’Américain.

Il est difficile de ne pas voir dans ce nouvel opus de multiples citations de Clint Eastwood au cinéma de John Huston (The Red Badge of Courage), Howard Hawks (Sergent York), John Wayne (Fort Alamo) ou encore Raoul Walsh (Objectif Burma) et plus généralement à l’ensemble de son œuvre (notamment In the Line of Fire, Flags of Our Fathers, Pale rider). Ces citations récurrentes ne sont pas étonnantes car Clint Eastwood, souvent considéré comme « le dernier des géants », est un des derniers héritiers de l’Americana en tant que genre cinématographique[4]. Il me parait intéressant de considérer que American Sniper se réclame de ce genre, sous un regard contemporain, en mettant en valeur les éléments-clés de la culture américaine à travers la description d’une communauté de personnages de l’Amérique rurale (tout le début du film avec les origines texanes), souvent sudiste et centré autour de la sphère familiale. Néanmoins, ce genre cinématographique est caractérisé par une tonalité nostalgique très appuyée, ce qui lui a parfois valu d’être considéré comme réactionnaire D’ailleurs, l’Americana se marie traditionnellement avec aisance au western et à la fresque historique, avec qui il partage la représentation symbolique et idéalisée de la construction du pays. Il y a bien les traces de l’Americana dans le dernier film de Clint Eastwood qui ne s’interroge plus sur la construction du pays mais sur la déconstruction de sa société par le prisme de la guerre. Clint Eastwood, alors même que l’image du conservateur républicain réactionnaire semble lui coller à la peau, a cependant manifesté à de nombreuses reprises son dégoût de la guerre et son opposition à l’intervention de l’armée américaine en Irak[5]. Pourtant Clint Eastwood, par ce film majeur d’une filmographie très riche, n’est pas seulement l’un des « derniers géants », il est également l’un des derniers humanistes du 7ème art.

Par Julien Brunet

[1] Entretien avec Clint Eastwood, Positif n°648.

[2] « Rencontre avec Michel Ciment », 18 septembre 2012.

[3] Entretien avec Clint Eastwood, Positif n°648.

[4] 50 ans de cinéma américain, Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier, Editions Nathan, 1991.

[5] "I Was Against Going Into the War in Iraq", Clint Eastwood, Hollywood Reporter, 8 décembre 2014. --------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

CONTRE - “American Sniper”, un voyage au bout de l’enfer irakien

Protéger l’agneau du loup

« American Sniper », le dernier film de Clint Eastwood, s’ouvre sur une référence religieuse. Un appel à la prière d’un muezzine pour nous rappeler que «Dieu est grand » ( « Allah ouakbar »). Dès l’apparition du sigle Warner Bros le ton est donné, le film ne nous fera aucun cadeaux, tant il utilisera l’imagerie collective de ceux ayant combattus les croisés au cours de l’intervention en Irak sous Georges Bush en 2003. Après l’oraison vient le temps du dilemme moral. Chris Kyle , sniper des NavySeal, est positionné en haut d’un bâtiment, sur le champ de bataille, le doigt sur la gâchette. « American Sniper » s’ouvre sur cette décision qui pourrait bien faire basculer la vie d’un homme : doit-il abattre un enfant et sa mère qui, grenade à la main, menacent de tuer ses frères soldats ? Tuer un enfant est-il nécessaire pour protéger son pays ? la question est posée en ces termes. Peu d’éléments viendront par la suite rappeler cette décision certes justifiable au regard de l’angle choisi dans le film : "ce sont eux ou nous". Lorsque Chris Kyle évoquera ses pertes de sommeil devant son médecin en toute fin de film, il parlera de ses camarades qu’il n’a pas pu sauver sur le champ de bataille. Un film de Clint Eastwood ne saurait se résumer à un seul hommage, et ce, même si les propos sont entièrement cohérents avec le personnage réel ayant inspiré le film ; un croisé bien dans ses bottes ayant choisi ses ennemis au regard de sa doctrine « Lex Talionis ». Peu importe le pour ou le contre, le parti démocrate ou républicain, mais sur un sujet aussi douloureux, jongler avec les grenades peut s'avérer dévastateur.

"Dès l’apparition du sigle Warner Bros le ton est donné, le film ne nous fera aucun cadeaux..."

Parlons de la mise en scène du film. C'est grandiose. Chaque plan est soigné avec un montage limpide, et une énergie brutale laissant le spectateur respirer ( pas de plans de trois secondes à la Michael Bay). Les mouvements de caméra et le découpage du film son maîtrisés d'un bout à l'autre. Cette mise en images du deuxième conflit Irakien par Bush-fils méritait ce traitement. "American Sniper" est un grand film de guerre, sur la guerre; et peu importe les "bien pensants" restés au pays, il faut faire le job. Malgré ma profonde déception sur le film dans son ensemble, mon admiration sans bornes pour Clint Eastwood reste intacte. Comment est-il possible d'enchaîner avec autant de vitalité "Jersey Boys" et "American Sniper" à 85 ans ? Deux film si exigeants sur le plan formel et narratif, qu'ils semblent être des premiers films à chaque fois.

De plus, ce parti pris de nous montrer l'enfer du terrain au Proche Orient, sans concessions, donne naissance à des scènes d'anthologie comme la tempête du désert, à deux doigts de laisser notre héros et sa bible au sol. La scène finale de confrontation entre les deux snipers, le protagoniste face à son alter-ego irakien, est aussi un moment de bravoure ; il sera difficile de ne pas penser au Clint Eastwood mal rasé d'un lointain western de Sergio Leone capable de fendre la corde du Truand en deux, en lui sauvant la mise du même coup.

Une autre scène, insoutenable, hante le film dès la première demie heure. Un père de famille irakien voit son fils mourir sous les coups d'un leader moudjahidine, bras-droit de Moussab Al Zarquaoui, à coups de perceuse. Celui qu'on surnomme "le boucher" dans les tanks. Cette scène tragique est d'un réalisme à toute épreuve qui souligne le meilleur du film : rien ne nous est épargné.

La fausse ambiguïté de Chris Kyle

À présent venons-en au fond. Essayons de ne pas tomber dans la basse polémique lue ici ou là, tout en gardant notre objectivité la plus précieuse. Examinons cette subtilité que nous sommes tous en droit d'attendre dès lors qu'un film de Clint Eastwood sort en salles. Cette ambivalence sur des sujets aussi délicats tels que la vengeance ("Mystic River"), la rédemption du criminel ("Impitoyable") ou encore l'humanisme déguisé en racisme de "Gran Torino".

"Les "loups" y sont directement figurés lorsqu'ils sont une masse informe de barbus qui avancent en insurgés , déclamant des mots belliqueux en arabe, si possible avec l’air agressif. "

"American Sniper" n'est malheureusement pas cette catégorie de films aux multiples grilles de lecture. Une seule question nous est entonnée pendant les longues minutes du film, philosophique si l'on veut, implacable sans aucun doute : protéger l'agneau du loup passe nécessairement par des exactions. Dès les premiers instants du film, le message est asséné par le père de Chris Kyle à ses deux fils. "Si un camarade de classe te rosse à l'école, rends lui la pareille et laisse ton frère l'achever". Bien entendu, au vu de ce discours mastodonte, le spectateur habitué du maître attendra le fameux contrepoint ; la balance ramenant l'équilibre au propos d'apparence unilatéral. Cette redistribution des cartes ne viendra jamais dans le film. Ce sel de la filmographie eastwoodienne justement où les ambiguïtés sont effacées grâce à l'éducation, la famille, l'amour ou encore le pardon. N'étions-nous pas en droit d'attendre cette même erreur vécue par le personnage de Sean Penn dans "Mystic River" ? Ce père de famille aveuglé par une vengeance légitime, amené à abattre son meilleur ami sur la base d'une rumeur. Au lieu de cela, Clint Eastwood en rajoute une couche à la fin du film en montrant la transition, facile, des générations du père inculquant le goût des armes au nouveau fils. De même, le thème religieux si présent dans les films du maître n'est pas assez fouillé. Nous pensons à Kowalski en proie au doute avec le jeune prêtre dans "Gran Torino" ou encore le vieil entraîneur de boxe, présent à la messe tous les dimanches matin pour se moquer d'un prétendu dogme. Cette critique, saine et respectueuse, de la religion n'est pas présente dans "American Sniper". La référence à Allah du départ aurait nécessité un grand personnage côté irakien capable de nous citer son raisonnement ; un point de vue en parallèle nécessaire avec le texan bien droit dans ses bottes et utilisant sa bible comme son couteau. Un jeu de miroirs entre l'intégrisme d'une certaine partie des évangélistes américains et les mêmes détenteurs de fausse vérité musulmans aurait été intéressant et riche. Ce personnage pivot n'arrivera jamais dans "American Sniper" et le film s'inscrit dans la lignée de ces longs-métrages avec un vision biaisée du proche-orient, plus généralement de l'Islam et des ennemis de l'Amérique.

Le problème s'accentue dans les imageries collectives laissées aux spectateurs. Les "loups" y sont directement figurés lorsqu'ils sont une masse informe de barbus qui avancent en insurgés , déclamant des mots belliqueux en arabe, si possible avec l’air agressif. Revendications somme toutes légitimes face à des envahisseurs engagés illégalement dans un conflit. Le film est certes une biographie d'un soldat américain, mais tendre le micro et donner sa chance à un personnage d'opposant subtil n'aurait pas été de trop ( comme l'a fait brillamment Steven Spielberg dans "Munich"). Cette autre voix dans le film reste muette. Que ce soit dans une vision tour à tour complaisante ("Argo" et ces mêmes barbus indissociables lors de poursuite finale de l'avion) ou ici, schématique, la vision des musulmans à Hollywood ne cesse de m'interpeler. Il nous est de plus en plus difficile de trouver des personnages intéressants issue de cette religion, développés narrativement dans l'industrie hollywoodienne. Il faudrait peut être remonter au personnage incarné par Saïd Taghmaouï dans"les Rois du désert" pour retrouver une autre vision que celle servie aujourd'hui. Ce soldat en chambre de tortures capable d'instaurer un dialogue avec sa victime (Mark Walhberg) et ainsi laisser entrevoir ses motivations. Le deuxième conflit irakien mené par Bush-fils perdra totalement ce genre de considérations. Encore un lien générationnel dévastateur à l'échelle de l'humanité.

Pour en revenir à cette figuration du "loup ", celle-ci intervient également avec la présentation de ce personnage ignoble du "boucher". Sa perceuse agitée en l'air et on assassinat ignoble de l'enfant ne suscite qu'une vague réaction des Navy Seal. Ils ont pourtant une immense part de responsabilité dans cette mort. D'abord pour ne pas avoir sécurisé la zone comme cela est dit après le crime, mais surtout à cause de Kyle lui-même qui avait promis d'assurer leur protection s'ils délivraient la cachette du moudjahidine. Ce qu'il ne fera pas ou mal. Ce n'est pas cette erreur en soi qui est choquante mais l'idée que cet enfant atrocement mis à mort ne hantera pas les nuits du tireur d'élite au cours de sa psychanalyse. L'épisode ne sera d'ailleurs plus évoqué dans le film par la suite. Gênant.

Nous pourrions rajouter la lourdeur de la scène où les hommes-grenouilles trouvent la cachette des moudjahidines. Pas un problème sur le fond (il est évident que ces types-là ne sont pas des anges) mais sur la forme une fois de plus : une chambre froide avec un homme pendu à un croc de boucher, digne des films d'épouvante les plus kitsch. Des éléments de mise en scène lourds à digérer et laissant passer, pernicieusement, un message qui semble même échapper à son réalisateur. Le personnage jumeau irakien de Chris Kyle, à savoir l'autre sniper titré aux jeux olympiques, laisse entrevoir de nombreuses facilités d'écriture. Lui aussi est papa, lui aussi est marié et lui aussi est prodigieux dans son domaine puisque champion de sport. C'est maladroit et grossier en termes scénaristiques.

Il ne fait aucun doute que Clint Eastwood est hostile à la politique internationale de Barack Obama. Il ne s'en est jamais caché et cela transpire dans "American Sniper". Si "Gran Torino" ou encore "Mystic River" maniaient des concepts traditionnellement abordés dans les familles républicaines comme la peine de mort ou la vengeance, Clint ne tranchait jamais et sa balance de justice ne penchait jamais d'un côté ou de l'autre. Ici, nous le sentons aigri, passablement agacé depuis l'épisode de la "chaise vide" désignant le président actuel. Le réalisateur de 85 ans n'aime pas les donneurs de leçons, les garants de la bien-pensance pour qui tout peut être réglé sans la guerre. Cette vision pourrait tenir si elle était mise en perspective avec l'opinion contraire. Or, "American Sniper" ne présente que très peu les nombreux américains hostiles à la guerre en Irak de 2003, soldats ou civils. Le film est dépassé par les imageries qu'il produit. Par exemple, la figure des "croisés" dans l'hélicoptère, ce dessin montrant l'axe du Bien contre celui du Mal divinisé par les hauts gradés et dogmatisé par Georges W Bush. Ce qui, dans la tête de Clint Eastwood, est sans doute un pied de nez se transforme en une représentation douteuse dans l'ambiance générale du film, tant les concepts finissent par lui échapper.

Le problème vient de cette incapacité à faire d'un conflit complexe, et plus généralement de la situation géopolitique au Proche-Orient, un éclairage multipolaire, responsable et honnête sur l'interventionnisme américain post-11 Septembre. Pour souligner ce propos, le plan honteux de Bradley Cooper découvrant l'attentat des tours jumelles à la télé avec sa femme, est très révélateur. Par une mécanique sournoise, le film parviendrait presque à nous occulter la raison principale de l'entrée en guerre de 2003, à savoir l'interception des supposées armes de destructions massives jamais prouvées par l’administration Bush (Condoleeza Rice, Colin Powell, Dick Cheney and co). Le grand méchant désigné du film, à juste titre, Moussab Al Zarquaoui numéro deux d'Al Qaïda, n'a fait son apparition que bien après la chute de Saddam Hussein dans la zone.

Tout ceci est fâcheux à l'heure de construire un récit honnête sur une guerre illégale n'ayant certainement permis la protection de l'agneau face au loup mais bien plus la menace progressive de son intégrité. La guerre d'Irak de 2003 n'a pas éradiqué le terrorisme et "American Sniper" ne le dira jamais, préférant tirer les drapeaux d'archives hagiographiques en l'honneur de son "héros" au moment du générique de fin. Seul moment musical eastwoodien touchant, celui que tous les connaisseurs attendaient, utilisé à ce niveau du film en guise de réhabilitation ; cela en dit très long sur l'angle choisi dans le film.

Références cinématographiques supérieures

Un autre question de taille vient renforcer le goût de poudre à la sortie du film. Le film est-il si original ? C'est à dire existe-t-il des références cinématographiques auquel le spectateur pense forcément pendant le visionnage ? Mon impression est positive.

Le stress post traumatique a déjà été analysé dans l'excellent "Démineurs" de Kathryn Bigelow (oscar du meilleur film en 2009). Il est difficile de ne pas penser au film de l'ex-femme de James Cameron en regardant "American Sniper", ces allées et venues des deux personnages principaux sur le front, cette déconnexion progressive de la famille laissée au pays et cette perdition face à l'heure de choisir des céréales pour sa petite fille dans un supermarché (le personnage incarné par Jeremy Renner). Les deux films sont très proches sur la forme mais beaucoup moins sur le fond car le schématisme d'"American Sniper" ne saute pas aux yeux dans "Démineurs". Nous pourrions penser à "Jarhead" également, le film de Sam Mendes sur le premier conflit irakien qui manie, en mieux, des problématiques abordées dans le film chroniqué ici ; comme la difficulté d'entretenir son couple pour un soldat envoyé sur le terrain pendant des mois. Clint Eastwood n'a évidemment pas copié ces films. Il ne s'en est peut être même pas directement inspiré ; mais malgré lui, et surtout en n'apportant pas de dimension supplémentaire, "American Sniper" souffre indubitablement la comparaison.

La scène du retour final de Chris Kyle qui laisse enfin entrevoir des larmes, assis sur son tabouret de bar, incapable de retrouver les siens, est une citation directe. Cette fois-ci nous parlons de l'un des chefs d'oeuvres du Cinéma qu'est "Voyage au Bout de l'Enfer" ( Michael Cimino). Comment ne pas penser au retour du Viêt Nam du soldat incarné par Robert de Niro ? ce même personnage qui se contente de tourner en rond dans un champs de Pennsylvanie, à son retour de l'enfer asiatique, effrayé à l'idée de retrouver l'amour de sa vie ( Meryl Streep). Au cours d'une interview Clint Eastwood confessa que son modèle tout au long de l'écriture était le film de Michael Cimino. Néanmoins la dimension du personnage principal d'"American Sniper" est loin d'atteindre celle du chasseur, en proie au doute, finalement prêt à laisser s'échapper le daim des montagnes. Plus généralement les rapports de Chris Kyle avec sa femme (incarnée par une Sienna Miller neutre) ne sont pas assez travaillés, pas assez évocateurs à l'heure de faire les comptes sur une grande oeuvre. La scène du téléphone en montage parallèle, entre le sniper et sa femme en sortie d'échographie, confine même au ridicule tant la situation est grotesque. L'alternance de la guerre totale masculine bruyante avec la détresse féminine silencieuse est même plutôt limitée intellectuellement.

Une autre référence plus récente pourrait être citée avec le film "Fury" (David Ayer) sur la notion de guerre juste. L'atrocité de la guerre y est montrée avec l'honnêteté que n'a pas "American Sniper". L'horreur des actes des personnages principaux sans cesse contrebalancée avec leurs pleurs cachés. Par exemple, nous pourrions comparer la séquence du dîner avec les allemandes de "Fury", avec l'autre séquence convenue du père irakien, méchant mais hospitalier (comme ils savent l'être dans ces pays) avant la découverte de sa cache d'arme par le protagoniste.

"À la fin de la projection, nous ressortons à la fois soulagés d'en avoir terminé avec l'horreur mais aussi avec un arrière goût d'inachevé."

Pour terminer, nous l'avons dit "American Sniper" est un grand film de guerre. Néanmoins il est aussi un pauvre film sur le plan philosophique tant il se contente de nous asséner son angle. Les nuances existent dans "American Sniper" mais toujours rattrapées par les grands sabots malhonnêtes dont nous avons parlé plus haut. Trois scènes viennent cependant rappeler une once d'humanité dans le film de Clint Eastwood. Récurrentes et complémentaires. Il s'agit de la scène où son camarade soldat sous la tente lui laisse envisager la futilité du conflit ( le dialogue se terminant par un "fuck them"). Une autre, plus importante, est la rencontre avec le frère de Chris Kyle envoyé sur le front lui aussi. Ce dernier paraissant beaucoup moins déterminé que son aîné à aller tuer des insurgés. Séquence trop courte et pas assez développée. La variation sur le thème du rapport fraternel , mis en place au début sous la gouverne du père abruti , aurait donné un grand film. Il est frustrant de constater la possibilité de distiller des éléments discordants sans jamais les expliciter, ni les mettre en perspective sur un ton eastwoodien. Les expressions gênées de Bradley Cooper au moment de recevoir les hommages du soldat qu'il a sauvé au front, dans la scène du garage sont autant de bonnes intentions. Elles restent peu exploitées par la suite dans le film.

À la fin de la projection, nous ressortons à la fois soulagés d'en avoir terminé avec l'horreur mais aussi avec un arrière goût d'inachevé. Le film ne nous hante pas plusieurs jours après comme ont pu le faire les précédents opus de Clint Eastwood. Il n'est d'ailleurs pas étonnant que son film le moins subtil, le plus commercial dans la forme, soit aussi son plus rentable. Toute la philosophie eastwoodienne passe a la trappe (ou à la moulinette) pour finalement plaire à un public mangeur de pop corn. Certainement pas l'intention du maître, mais les spectateurs outre-atlantique furent nombreux à applaudir la mort finale du sniper irakien grâce au "coup de génie" de Kyle. Ultime piste intéressante n'étant une nouvelle fois pas approfondie, nous apprendrons que le héros sera exécuté par un soldat dans sa petite bourgade du Texas. L'un des siens donc. Un pied de nez face à l'aberration de la guerre qui aurait mérité de dénoncer la mauvaise prise en charge des soldats après le conflit, ou encore la prolifération des armes dans cet état. Tout ceci est démoli par les lourdes images d'archives et les drapeaux levés vers le ciel du générique final. L'angle du film pointe enfin le bout de son nez, Clint Eastwood et son film sont enfin honnêtes avec eux-mêmes et leur spectateur. Beaucoup adhéreront par idéologie, d'autres seront capables d'avoir de solides arguments pour défendre le film et enfin d'autres, grands amoureux du maître, espéreront que ce film ne soit pas son testament cinématographique.

Par Guillaume Brunet.

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American Sniper Genre : Biopic, Guerre, Drame

Réalisation : Clint Eastwood Production : Mad Chance Productions

Année : 2014 Origine : USA Durée : 132 min

 
 
 

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