Vice Versa, l’hymne à la joie
- Julien Brunet
- 21 juin 2015
- 10 min de lecture

Ce lundi 18 juin 2015, le Grand Théâtre Lumière du Festival de Cannes a (beaucoup) ri, pleuré et célébré pendant un long moment (plus de 15 minutes d’applaudissements) le nouvel opus des Studios Pixar. Une question méritait même d’être posée : et si finalement la plus grande œuvre de cette édition ne se trouvait pas en sélection hors compétition ? Car oui, « Vice Versa » (The Inside Out), quinzième film du génial studio américain, est un authentique chef-d’œuvre orchestré par le « chef » Pete Docter, dont c’est le troisième long-métrage après « Monstres & Cie » et surtout, le déjà exceptionnel, « Là-Haut ». Mais qu’a-t-il bien pu lui passer par la tête à ce cher Pete au moment d’écrire pareille histoire ? On l’imagine tellement pitcher son projet en ces termes : « je veux faire un film qui met en scène des personnages représentant les émotions d’une petite fille » ou encore « ça sera un film sur la joie dont l’existence est indissociable de celle de la tristesse » ou enfin « je veux parvenir à capter l’exact moment de sortie de la petite enfance de ma fille ». Ces paris sont non seulement réussis mais ils sont également sublimés par un humour fort, car n’oublions pas qu’il s’agit avant tout d’un film « grand public ». Ce même grand public où durant 1h34 les émotions d’un enfant de 3 ans côtoieront celles des plus anciens, c’est finalement ça la magie du Cinéma. Le cinéaste français René Clair exprimait en son temps « réclamons pour le cinéma le droit de n’être jugé que sur ses promesses », les Studios Pixar l’ont une fois de plus pris au mot.
L’essentiel est invisible pour les yeux
Dans l’esprit sain de la petite Riley, 11 ans, les émotions se gèrent au Quartier Général, le centre de contrôle où cinq Émotions sont au travail. Au tableau de bord de la vie, et en bon capitaine de navire, on trouve « Joie », débordante d’optimisme et de bonne humeur, qui veille à ce que Riley soit heureuse tout en classant inlassablement chacun des souvenirs de l’enfant compactés dans des bulles, dorées pour les bons souvenirs, bleues pour les plus tristes. Les instincts de sécurité sont gérés par « Peur » pendant que « Colère » s’assure que la justice règne, « Dégoût » ayant la délicate mission d’empêcher Riley de se faire empoisonner la vie, en lui suggérant par exemple de fuir les brocolis de Maman. Et puis il y a « Tristesse », en proie à ses angoisses, qui se questionne sans discontinuer sur son utilité tout en étant maternée par Joie. Lorsque la famille de Riley emménage dans une grande ville, avec tout ce que cela peut avoir d’effrayant, les Émotions vont tant bien que mal essayer d’aider la jeune fille à appréhender cette difficile transition. Et puis survient le drame. Joie et Tristesse se perdent accidentellement dans les recoins les plus éloignés de l’esprit de Riley, emportant avec elles certains souvenirs essentiels, obligeant Peur, Colère et Dégoût à prendre le contrôle de la vie de Riley. Joie et Tristesse vont devoir s’aventurer dans des endroits très inhabituels comme la Mémoire à long terme, le Pays de l’Imagination, la Pensée Abstraite, ou la Production des Rêves, pour tenter de retrouver le chemin du Quartier Général afin que Riley puisse passer ce cap et avancer dans la vie.
"Le bonheur est une question d’équilibre entre les Emotions, la dérive de l’une est composée par l’interaction de l’autre (...) Mais quelle est donc la place de Tristesse ?"
Ce récit se décompose donc en deux histoires distinctes, d’un côté l’aventure intérieure des Emotions et de l’autre la vie familiale de Riley. Mais les deux histoires sont évidemment liées puisque c’est précisément l’aventure intérieure des Emotions qui conditionne le comportement, et tout simplement la vie, de Riley. L’adage le plus connu de la littérature francophone trouve ici pleinement à s’appliquer : « l’essentiel est invisible pour les yeux ». Un clin d’œil au prochain long métrage d’animation de Mark Osborne, très attendu cet été[1]. Pete Docter est donc fasciné par cet « invisible » qui habite le crâne de cette (sa) petite fille, et tout particulièrement à la sortie de la petite enfance. L’âme et la conscience, la métaphysique scientifique ou la place de Dieu ? Le cinéaste s’interroge à travers le prisme des émotions. L'émotion (du latin motio « action de mouvoir, mouvement ») est une expérience psychophysiologique complexe de l'état d'esprit d'un individu lorsqu'il réagit aux influences biochimiques (interne) et environnementales (externe). Chez les humains, l'émotion inclut fondamentalement "un comportement physiologique, des comportements expressifs et une conscience"[2]. Le récit met donc aux prises les « influences biochimiques internes » caractérisées par nos cinq personnages (Peur, Colère, Joie, Tristesse et Dégoût) avec les « influences environnementales externes » que sont le cadre familial, la vie sociale ou encore les lieux de vie de Riley. L’idée de Pete Docter est donc de suggérer que l’intérieur conditionne l’extérieur, et vice versa. Le bonheur est une question d’équilibre entre les Emotions, la dérive de l’une est composée par l’interaction de l’autre, comme on peut le voir dans les séquences hilarantes où Colère se laisse aller à une saute d’humeur passagère. Mais quelle est donc la place de Tristesse ? Ou, autrement dit, y-a-t-il une place pour la Tristesse dans le cheminement personnel de Riley ?
La fabrique des rêves

Ejectées du Quartier Général, Joie et Tristesse vont tout tenter pour le retrouver afin d’éviter que Peur, Colère et Dégout laissent en perdition la jeune Riley. Chacune des péripéties de Joie et Tristesse est alors jalonnée d’une rencontre, qu’il s’agisse de l’ami imaginaire de Riley « Bing Bong », mi-éléphant, mi-dauphin et mi-barbe à papa, du clown « qui fait peur » et qui est emprisonné dans le subconscient de Riley ou encore du « petit copain modèle » qui donnerait sa vie pour elle. Pete Docter propose donc une aventure intérieure dans la conscience et le subconscient de Riley qui sont indissociables de sa personnalité. Les souvenirs essentiels de Riley alimentent cinq ilots principaux de sa personnalité : la famille, l’amitié, le hockey, l’honnêteté et la plaisanterie. Chacun des ilots tombera dans les méandres du subconscient au cours de l’absence de Joie et de Tristesse car Riley fera les mauvais choix, ou en tous les cas des choix contraires à sa personnalité. Nous empruntons alors les chemins de nos héros pour nous retrouver dans le pays de l’imagination où un château de cartes géant se trouve en perpétuelle construction, où les « French fries » et les nuages occupent l’espace de cet imaginaire enfantin proche du nôtre. Les séquences d’exploration sont inventives et créatives, le voyage intérieur est d’ailleurs le principal atout du film. Pete Docter nous plonge dans un onirisme fantasmé et partagé par tous.
Lorsque l’ami « Bing Bong » décide d’emprunter le raccourci de la pensée abstraite, on assiste à l’une des séquences les plus esthétiques et intelligentes du cinéma de Pixar. En effet, la déconstruction figurative des personnages fait basculer les personnages en deux dimensions jusqu’à finalement ne devenir plus que des ronds ou des triangles abstraits. Visuellement, Pixar nous donne l’impression de contempler des œuvres de Miro ou Kandinsky car chaque figure suit des codes couleur précis, les couleurs des personnages correspondant à des émotions définies (le jaune de la joie et le bleu de la tristesse).
Une merveille d’art plastique destiné au grand public car cette séquence s’inscrit dans l’aventure du récit, nos personnages devant rejoindre au plus vite le quartier général en attrapant le « train de la pensée » qui s’y achemine à vive allure. On pourrait là aussi voir avec le « train de la pensée » une citation au prince italien du surréalisme Giorgio De Chirico, ce même train qui avance dans un espace-temps indéfini vers un horizon sans limite.
La production des rêves
La fabrication des rêves à l’image de l’industrie du cinéma est une autre grande idée de Vice Versa. En effet, lorsque la jeune Riley s’endort, cela laisse du répit à Joie et Tristesse pour poursuivre sereinement leur chemin car pendant ce temps les émotions sont en veille pour laisser place aux rêves qu’elles doivent surveiller. Et le grand hommage au cinéma commence. Les rêves sont conçus dans un studio avec des tournages répétitifs où les scénaristes suivent les grandes lignes des évènements de la journée de Riley. Au casting on retrouve la Licorne, véritable star, et les moutons qui sautent partout. Cet univers créatif nous donne l’impression d’une ambiance de studio des années 1930, comme la MGM, ou les artistes et les techniciens courent partout pour « fabriquer » de l’illusion. Ce lien entre « rêve » et « émotions » est d’ailleurs magique à l’écran car les rêves sont fonction de l’humeur de la jeune Riley, ils s’inspirent des émotions.
La musique originale composée par l’excellent Michael Giacchino participe de cette illusion permanente, la force des Emotions étant soulignée par les thèmes que développe le compositeur en alternant des structures « classiques » pour les séquences tristes (orchestration de cordes) et des thèmes « d’action » (percussions) pour les séquences d’aventure. A titre d’exemples, le thème « nomanisone island » nous met en joie là où « tears of joy » nous plonge dans une profonde mélancolie. La musique réussit à nous rapprocher des personnages, elle crée l’empathie, indispensable ingrédient de toutes les plus grandes réussites du 7ème art. Cette partition parfaitement maitrisée se fait l’écho de celle de « Là-Haut » en suivant la même logique, une alternance entre les séquences mélancoliques et celles plus joyeuses. Une bande originale est réussie lorsqu’elle donne un équilibre au film, et tout particulièrement lorsqu’elle est se veut à la fois discrète mais omniprésente. Dans Vice Versa, cet équilibre est trouvé. Il est d’ailleurs fort à parier que l’on retrouvera la bande originale parmi celles nominées lors de la prochaine cérémonie des Oscars.
La « place » des souvenirs n’est pas un « poids »
On entendra souvent les plus mélancoliques d’entre-nous parler des souvenirs comme d’un poids. Un lourd poids dont il est difficile de s’affranchir, ces mêmes souvenirs qui nous replongent dans l’enfance, déforment notre conception-même d’un moment bien précis, peu important d’ailleurs que ce dernier soit triste ou joyeux. C’est que l’on appelle communément la nostalgie. Mais si les souvenirs nous façonnent, parfois ils peuvent aussi nous tromper. Sommes-nous bien certains de nos souvenirs ? Ces mêmes souvenirs sont-ils fidèles à la réalité ? Pour les nostalgiques, les souvenirs peuvent être un poids les empêchant d’avancer dont il est possible d’en faire la grossière synthèse par la sempiternelle maxime « c’était mieux avant », ou encore le traditionnel « je me souviens », thème de prédilection du magicien Fellini avec « Amarcord » (dialecte italien de « Io mi ricordo », littéralement « je me souviens »). Les grands artistes ont un talent aussi grand que leur nostalgie, c’est bien connu. Toutefois, Vice Versa est une exception qui confirme la règle. Pete Docter que l’on a connu très mélancolique avec Là-haut (on se souvient du générique qui retrace 60 ans de la vie d’un couple sous forme de photographies) est ici plus optimiste qu’il n’y paraît.
"Le souvenir n’est donc pas un poids mais bien une force dans laquelle puiser pour s’émanciper, se construire ou tout simplement grandir."
En effet, lorsque joie et tristesse s’égarent du Quartier Général, c’est bien à l’aide des souvenirs, et notamment du personnage imaginaire Bing Bong, que nos deux protagonistes vont retrouver leur chemin (et par conséquent remettre la jeune Riley sur la bonne voie). Pete Docter nous montre alors que s’il y a des souvenirs que l’on perd en chemin (dans les abysses du subconscient), certains sont éternels et alimentent les îlots de notre personnalité. Il y aurait donc un lien naturel entre les émotions et les souvenirs, ces derniers étant alimentés par les premières. Le souvenir n’est donc pas un poids mais bien une force dans laquelle puiser pour s’émanciper, se construire ou tout simplement grandir. Et tant pis pour les nostalgiques.
Sans tristesse, le bonheur n’existe pas
Qu’est-ce que le bonheur ? Attention, le nouveau film de Pixar n’a aucunement la prétention de répondre à cette question séculaire, presque métaphysique, qui alimente des siècles de débats philosophiques ou de théories psychanalytiques. Après avoir révisé nos classiques, on serait tenter de répondre Hakuna Matata à cette question, mais ça serait alors une réponse un peu paresseuse, voire limitée.

Le bonheur, en philosophie, peut se définir comme l’état de complète satisfaction[3]. Dans la philosophie antique (Epicure a écrit le premier traité du bonheur : La lettre à Ménécée), le but de la vie humaine est le bonheur, fin parfaite et Souverain Bien (summum bonnum). La modernité (Schopenhauer, Camus, Sartre, Kant) est beaucoup plus pessimiste sur sa possibilité. Entre les deux, les morales chrétiennes ont tenté de remplacer le bonheur par la vertu comme but de l’existence. Contre la tradition philosophique classique, Nietzsche pose, contre Platon et la théorie de la réminiscence, que l’oubli a une positivité, qu’il est même une condition sine qua non du bonheur : oublier, c’est se libérer du passé, donc pouvoir agir[4]. A noter que cette théorie a été illustrée au cinéma dans le superbe Eternal Sunshine of the Spotless Mind de Michel Gondry.
Une conscience nostalgique, grosse du passé est renvoyée selon Nietzsche à la paralysie. Dans Vice Versa, la jeune Riley serait comme paralysée par ses îlots de personnalité qui conditionnent son existence et plus généralement son bonheur enfantin. Si les ilots de personnalité se défont tout au long du film, les souvenirs essentiels eux demeurent, ces mêmes souvenirs étant répertoriés, classés puis archivés. Les souvenirs de Riley vont l’aider à se retrouver pour finalement parvenir à affronter une nouvelle aventure inéluctable de la vie humaine : la puberté et l’adolescence.
Mais le propos du film est beaucoup plus intelligent qu’un simple renvoi aux conceptions théoriques sur le bonheur. En effet, Pete Docter nous témoigne simplement que le bonheur n’est pas cantonné à la joie qui n’en est qu’un versant. Le bonheur, l’état de grâce ou encore la plénitude naissent d’une rencontre, celle entre la joie et la tristesse. Il ne saurait y avoir de bonheur véritable sans tristesse ou plus exactement sans l’expérience de la tristesse. C’est en traversant des drames ou en vivant des moments douloureux que l’on parvient au bonheur qui ne saurait exister que de la seule joie. Lorsque Joie et Tristesse parviennent à retrouver le Quartier Général, Riley a déjà fugué et ses parents la cherchent partout. Toutefois, Joie a auparavant compris en parcourant un versant inexploré d’un souvenir essentiel (une victoire de l’équipe de hockey de Riley) que ce même souvenir est répertorié comme « joyeux » parce que justement l’enfant fut au préalable profondément triste d’avoir raté son tir au but en final, Riley trouvant alors un réconfort dans les bras de ses parents. Un message fort, surtout pour des enfants de trois ans qui verront le film en demandant à la fin à leurs parents si eux aussi connaitront un jour des moments difficiles. Pourquoi leur mentir ? C’est ça aussi Hollywood, cette capacité à imager un message puissant qui vise et touche toutes les générations.
Le philosophe Alain, dans ses Propos sur le Bonheur, écrivait que « tout bonheur est poésie essentiellement, et poésie veut dire action ; l'on n'aime guère un bonheur qui vous tombe ; on veut l'avoir fait. L'enfant se moque de nos jardins, et il se fait un beau jardin, avec des tas de sable et des brins de paille ». Cela s’appelle être maître de son bonheur. Alors, merci Pixar de nous avoir renvoyés, ne serait-ce que le temps d’un film, à nos châteaux de sable.
[1] Le Petit Prince de Mark Osborne, sortie prévue le 29 juillet 2015.
[2] Myers, David G. (2004) "Theories of Emotion." Psychology: Seventh Edition, New York, NY: Worth Publishers, p. 500.
[3] Les grandes philosophies, Dominique Folscheid, Que sais-je ? PUF
[4] Considérations inactuelles, Friedrich Nietzsche.

American Sniper Genre : Animation
Réalisation : Pete Docter Production : Walt Disney Pictures / Pixar Animation Studios
Année : 2015 Origine : USA Durée : 94 min
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